Le premier point sur lequel il est nécessaire d’insister et que met très clairement en évidence Luc Ferry dans Homo Aestheticus réside dans le processus de subjectivation du domaine esthétique. Schématiquement, on peut dire que jusqu’au 18e siècle, l’esthétique est majoritairement classique, au sens où elle se réfère à la croyance en l’existence d’un Beau objectif qu’il s’agit donc de chercher à approcher, sans d’ailleurs jamais pouvoir l’atteindre. Aux 17e et 18e siècle –nous sommes là dans une histoire longue- le domaine de l’esthétique va connaître un tournant subjectiviste qui va se marquer notamment par l’émergence de nouveaux repère sémantiques, par exemple la terminologie du génie (du côté du créateur) et celle du goût (du côté de la réception). L’affaiblissement des conceptions objectivistes du Beau, conjugué à la prise de conscience de la relativité des critères esthétiques (chez Hume ou Montesquieu par exemple), va poser de manière très sévère la question des critères et tendre à renvoyer la question du Beau du côté de préférences subjectives… Bref, les goûts et les couleurs sont affaire de préférences et ne se discutent pas. Ce renvoi du côté de l’irrationnel trouvera appui sur deux autres dimensions. D’une part, c’est en effet à la même époque et dans le même mouvement que la question de l’appréciation de l’art, devenant une question de goût, devient du même coup une question de sensibilité, de sentiment et de plaisir, catégories qui depuis l’Antiquité se trouvaient fortement dévalorisées dans la culture occidentale (pensons par exemple à Platon ou au christianisme), en même temps qu’elles se trouvaient opposées à la raison ou au domaine de l’intelligible. Il faut en effet se rappeler que les premiers ouvrages d’esthétique datent de la deuxième moitié du 18e siècle, inaugurés par un traité d’esthétique dû au philosophe allemand Baumgarten. Un siècle qui, précisément, bien qu’il soit identifié comme le siècle des Lumières, c’est-à-dire de la raison, se caractérisera aussi par une revalorisation des passions et de la sensibilité (pensons par exemple au matérialisme des Lumières françaises chez d’Alembert ou Diderot, ou encore à la philosophie kantienne et à son esthétique transcendantale).
D’autre part, ce processus qui renvoie la question de l’esthétique du côté de la subjectivité n’est en fait qu’une des dimensions du processus de différenciation des sphères de représentations culturelles qui marque une des spécificités de la modernité occidentale. Comme Weber, puis Habermas, l’ont montré, notre culture a en effet connu un processus de différenciation entre les sphères du Vrai (rapport objectivant aux choses caractérisé par une prétention à la vérité pris en charge principalement par le discours scientifique), du Bien (rapport social aux normes caractérisé par une prétention à la justesse normative assumé par les discours moraux, juridiques ou politiques) et du Beau (rapport subjectivant aux choses se manifestant notamment dans l’expérience esthétique qu’elle soit créatrice ou réceptrice aux œuvres d’art).
Comme je l’ai déjà suggéré, ces différentes transformations vont contribuer à jeter un doute systématique sur la question de la rationalité du Beau comme sur celle des critères esthétiques. Alors que le classicisme posait d’emblée l’objectivité ou l’universalité du Beau, désormais, le renvoi des questions esthétiques vers la subjectivité va faire de la question du partage des expériences esthétiques un problème philosophique récurrent. La tentation étant alors de voir dans l’expérience esthétique une expérience rigoureusement idiosyncrasique, purement relative à l’individu, rétive à toute velléité de communication. Là se trouvent réunies les conditions d’une soustraction de cette expérience du champ de ce qui est discutable et argumentable. Ce à quoi la philosophie nietzschéenne donnera ses lettres de noblesse.
Ce processus de subjectivation de l’esthétique connaît une autre dimension qu’il est nécessaire d’expliciter ici dès lors que l’on cherche à comprendre la spécificité de l’art moderne. C’est en effet dans ce même mouvement que la définition de l’art va rompre avec une de ses dimensions centrales. En effet, depuis l’Antiquité, l’art se définissait en termes de mimésis, c’est-à-dire d’imitation, que ce soit des objets représentés (ce qui explique, chez Platon, la dévalorisation d’un art conçu comme copie d’un monde sensible lui-même dévalorisé), de la nature (chez Alberti par exemple) ou d’un Beau objectif, de l’idée transcendante de Beau (chez Plotin…). L’entrée dans la modernité va rompre avec cette définition mimétique de l’art pour lui préférer une définition de l’art par l’innovation. Plutôt que d’imiter du déjà là, il s’agira au contraire de créer de l’inédit.
Socialement, le temps est prêt pour qu’à l’artiste qui pense son métier sur le mode de l’artisanat et qui entretient avec son commanditaire un rapport de dépendance contractuelle, se substitue progressivement le modèle du génie créateur qui puise en lui des ressources expressives et leur donne forme et stylisation. Là se constitue donc une forme inédite de subjectivité qui s’apparente très fort à ce que Charles Taylor appelle le moi expressif, qu’il oppose au moi rationnel cartésien, et dont il trouve précisément ses meilleures illustrations dans les courants qui contribueront à fonder les grands traits de l’esthétique moderne (les moralistes écossais ou le romantisme). Originalité, inventivité, authenticité, spontanéité, originalité… deviennent les traits spécifiques de l’artiste génial.
La valorisation de la créativité et de l’originalité va bien évidemment affecter la temporalité propre au domaine artistique. On attribue généralement à l’architecte Perrault la paternité d’une prise de position résolument progressiste dans la querelle des Anciens et des Modernes. Cela se passe au début du 18e siècle. On a sans doute exagérément accentué la radicalité des prises de position de Perrault à cette occasion. Il reste toutefois que, progressivement, à une temporalité qui était jusque là essentiellement rétrospective, centrée sur la fascination de l’Antiquité, se substituera progressivement une temporalité prospective, orientée au contraire sur la rupture avec la tradition, sur la créativité, l’originalité et l’innovation. Un mouvement qui ne cessera de s’accélérer pour donner à l’art du 20e siècle sa forme avant-gardiste. Une forme qui en viendra à faire de la rupture avec la tradition une de ses principales motivations et un des éléments centraux de ses justifications. L’histoire de l’art apparaît ainsi comme une succession de plus en plus rapide d’écoles, voire même d’individualités tant l’idée même d’école semble contradictoire avec les exigences mêmes de la valorisation artistique.
Jean-Louis GENARD |